Sonnet sériel

 
  Un rêve confus de la nuit du 11 au 12 concernait le codage des lettres en notes de musique, un thème qui m'est essentiel depuis des décennies. Le seul détail net qui subsistait au réveil était ceci, F7.
  Pour les familiers des hétérogrammes de Perec (il n'y en a pas des masses), F7 désigne le 7e onzain en F d'Alphabets, recueil de 176 onzains composé de 16 séries de 11 poèmes. Dans chaque série, chacune des 11 lignes d'un poème comprend les 10 lettres les plus fréquentes en français, EAISTNRULO, la 11e lettre caractérisant la série étant l’une des 16 restantes. Pour éviter la monotonie, les poèmes sont distribués selon un savant mélange dans le recueil, et le onzain F7 en est ainsi le 44e.

N I L A T R E S O U F        Ni l'âtre soufflant où
F L A N T O U S E R I             se rit le four
T L E F O U R N I S A         Ni sa fin,
F I N S A L O U T R E             sa loutre sûre à flot infantile
S U R E A F L O T I N             (ours fort usé...)
F A N T I L E O U R S       Ni la fin où l'art est fournaise
F O R T U S E N I L A             (l'os, la feutrine, l'or)
F I N O U L A R T E S        Ni Faust...
T F O U R N A I S E L
O S L A F E U T R I N
E L O R N I F A U S T
                  Venise, 8 septembre 1975

  J'ai donc transformé ce onzain F7 en une pièce endécaphonique, que je donnerai plus loin, mais il m'est apparu ensuite que le F7 de mon rêve avait plus sûrement trait à la grille la plus contrainte de Perec, la seule où apparaît l'X de sa géométrie fantasmatique, le sonnet en F de Métaux, ensemble de 7 grilles 14x14, accompagné de graphisculptures de Paolo Boni, objet d'art dont le tirage réservé à la vente était limité à 73 exemplaires.
  Chaque "vers" d'un "sonnet" contient les 12 lettres AEIOUDLMNRST, 1 lettre caractérisant le sonnet, ici F, et un joker, une lettre choisie parmi les 13 lettres restantes. Voici ce sonnet en F:
 

  J'ai donné sa lecture en clair ici, ainsi que quelques approfondissements, notamment:
- il se caractérise par deux diagonales isogrammes en M et U, représentées en orange;
- la série des 14 jokers (en blanc) a pour valeur 123, valeur de GEORGES PEREC;
- les 11 lettres résiduelles de chaque ligne, AEIO DFLNRST, ont elles aussi pour valeur 123.

  Les lettres jokers offrent une certaine régularité, 4 P et 4 B, 2 H et 2 C, 1 G et 1 V. Ceci peut évoquer le schéma de rimes d'un sonnet, et il y a une harmonie moins immédiate. Les nom et prénom PEREC et GEORGES ont pour valeur 47 et 76, deux nombres consécutifs de la suite de Lucas, la suite additive la plus connue après la suite de Fibonacci. Une de ses propriétés est qu'un nombre de Lucas de rang n tend vers la puissance n du nombre d'or, ainsi 47 est le Lucas d'ordre 8, et la puissance 8 du nombre d'or est 46,9787..., à moins de 2 10000es de 47, et la précision est encore plus grande entre la puissance 9 du nombre d'or et 76, encore plus entre la puissance 10 et 123.
  Il est plusieurs fois question du nombre d'or et des suites additives dans les écrits de Perec, lequel s'intéressait aussi aux équivalences numériques des mots, d'où il est tout à fait envisageable qu'il ait connu les possibilités offertes par ses nom et prénom.
  Quoi qu'il en soit, les couples de lettres jokers se trouvent avoir des valeurs qui sont aussi des termes de la suite de Lucas (1-3-4-7-11-18-29-47-76-123...):
- CH = 11
- BP = 18
- GV = 29

  Etonnant, mais le plus étrange était encore à venir, pour moi dans une fulgurance du 27 mars dernier. Cette forme
2F(n) + 4F(n+1) + F(n+2) = F(n+5), soit ici
2x11 + 4x18 + 29 = 123
est rigoureusement homologue à la composition en chapitres des Evangiles, répondant à la classique suite de Fibonacci, soit
Marc = 16; Matthieu + Lucas = 52; Jean = 21, et
2x8 + 4x13 + 21 = 89.
8, 13, 21 et 89 sont les nombres de Fibonacci précédant immédiatement les nombres de Lucas 11, 18, 29 et 123.
  J'ai détaillé cela ici, et les circonstances qui ont entouré cette découverte sont au moins aussi extraordinaires que la découverte elle-même.

  Alors ce sonnet en F semble plus intéressant que le onzain F7, lequel n'est cependant en rien négligeable...

  Passant à la réalisation pratique, un premier problème m'est apparu. La gamme sérielle n'a que 12 tons, et chaque ligne du sonnet en F a 14 lettres. Oui, mais les lettres M et U y sont à des positions régulières, qui pourraient être représentées par des silences dans ma transcription.
  D'où mon choix d'une mesure à 14/8, plus communément 7/4, avec 12 croches et deux soupirs dans chaque mesure.
  J'ai opté pour la transcription me semblant la plus logique, à partir de la notation allemande que mes recherches bachiennes m'ont rendue familière. Elle compte deux notes de plus que la notation anglaise, H correspondant à si, tandis que B représente si bémol, et S pour Es, mi bémol. Ces correspondances étaient utilisées bien avant Bach pour des jeux divers.
  Alors les lettres identiques à des notes sont conservées, ADSEF, et on remplit les trous ensuite selon la progression par demi-tons et l'ordre alphabétique, en finissant par le Joker, soit
A  I  L  N  O  D  S  E  F  R  T  J
A  B  H  C  C# D  S  E  F  F# G  G#


  Une seule voix serait terne, et j'y ai adjoint une basse ostinato, laquelle ne saurait être pour ce sonnet éminemment biotextuel que GEORGES PEREC, transcrit selon le même codage.
  Voici les deux premières mesures, issues des deux premiers "vers":
 

  Puisque P et C sont ici des jokers, PEREC est alors un parfait palindrome. Certaines noires à la basse sont rouges, c'est une bizarrerie du logiciel utilisé.

  Voici ce que ça donne, avec un tempo 89 :



  Gef qui dispose d'un logiciel plus performant propose cette version, avec un tempo 123.


  Après coup, je remarque que je n'ai codé en notes réelles que les lettres formant des multiples de 123, les 11 lettres de chaque ligne, AEIO DFLNRST = 123, à multiplier par 14, et les 14 jokers, également de valeur 123, donc 15 fois 123 en clé de sol.
  En clé de fa, 7 fois GEORGES PEREC = 123, donc 7 et 15, soit GO selon l'alphabet actuel, ou GP selon l'alphabet "bachien".
  14 fois 12 notes en clé de sol, 168 notes de valeur 2114 selon l'alphabet "bachien", où la gamme chromatique s'écrit
A B H C Cis D S E F Fis G Gis = 151
et GEORGES - PEREC
Gis E Cis Fis Gis E S  -  Gis E Fis E Gis = 159 + 111 = 270
(voir Gématron pour vérification)
  7 fois 12 notes en clé de fa, 84 notes de valeur 1890, soit pour le total de 252 notes 4004, deux palindromes.

  J'en viens à ma transcription du onzain F7. Au moment du rêve, je réfléchissais à la possibilité d'associer aux notes B-A-C-H, 2-1-3-8, un motif rythmique de 2 fois 13+8 doubles croches, soit
 

équivalent à une signature rythmique 21/8.
  Perec et Bach sont pour moi étroitement associés, car l'exploration des 24 tonalités du Clavier bien tempéré est fort perecquienne, et elle s'achève sur les magnifiques prélude et fugue en si mineur, en 47 et 76 mesures, valeurs actuelles de PEREC et GEORGES. Il est plus raisonnable de penser que selon l'alphabet "bachien" la somme 123 correspondait à l'adjectif TEMPERIRTE, "tempéré", mais le manuscrit autographe original du premier cahier du CBT porte la magnifique date de 1722,
 

soit 14 fois 123, unissant les signatures 14 de Bach et 123 de Georges Perec. Voir ici la page complète dans un article exposant la théorie de Bradley Lehman: les gribouillages de Bach pourraient être la clé du tempérament qu'il préconisait.

  Pour le sonnet en F, la décision de représenter les lettres M et U par des soupirs imposait des croches pour les 12 notes transcrivant les 12 autres lettres, ne me laissant comme seules libertés que le choix de l'octave et des nuances d'interprétation.
  Ici, j'avais toute latitude rythmique, pourvu que ça tienne en 21 croches, et j'ai composé rapidement ce qui suit, essentiellement attentif à éviter les clashs avec la basse ostinato. 
  Voici donc ce qui n'est qu'une possibilité parmi des myriades:



  La ligne d'un onzain en F a pour valeur 140, y adjoindre le 14 de BACH mène à 154, valeur de FRANCK THILLIEZ qui m'a mené à la découverte des correspondances évangéliques.
  J'avais procédé pour la correspondance avec les notes exactement comme pour le sonnet, les 11 notes correspondantes ayant pour valeur
A B H C Cis D S E F Fis G Gis = 117
en clé de sol, et y adjoindre la basse BACH=14 mène à 131, soit pour l'ensemble des 165 notes 1441, un autre palindrome (mais multiplier par 11 amène souvent un palindrome).

  Le onzain F7 a une particularité, car il est situé entre les onzains F5-F6 et F8, qui ont chacun une double contrainte, acrostiche et diagonale isogramme (en E, S et N). Il y a 4 autres onzains avec cette même double contrainte, G3, M10, P8 et V1 (diagonales en L, M, P et O).
  Il est en outre composé à Venise, lors du second voyage de noces de Perec, en quelque sorte, le 8 septembre, que ce pataphysicien ne pouvait ignorer être le premier jour de l'an 103 du calendrier pataphysique. J'ai remarqué ailleurs que
CENT  TROIS = 42 + 81 = NOM  PRENOM = 123.

  Un dernier petit calcul. En considérant que les lettres M et U sont bien présentes dans ma transcription du sonnet, sous forme de soupirs, la valeur des 196 lettres de la grille, 2321, additionnée des 7 superpositions GEORGES PEREC, 123x7 = 861, donne 3182, un nombre "bachien" (composé des chiffres 1-2-3-8 dans le désordre)...
et peut-être perecquien, car sa décomposition en facteurs premiers est 2.37.43 (naissance du fils et mort de la mère).

  Je rappelle que j'ai aussi utilisé la notation française pour cette composition.


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