FUMeuse spéculation


  Toujours le sonnet en F, avec une nouvelle approche.
 

  Chacun des 7 sonnets de Métaux est basé sur une ligne hétérogrammatique de 14 lettres, avec, pour chaque ligne,
12 lettres ESARTINULO DM, + 1 lettre représentative de chaque sonnet, + 1 joker à choisir librement parmi les 13 lettres restantes.
  Après ESARTINULO (ordre choisi par Perec pour l'énonciation), les 9 lettres les plus fréquentes en français sont DCMPGBVHF, avec quelques variantes de cet ordre selon les corpus choisis. Les lettres représentatives des 7 sonnets sont BCGFHPV, ainsi ces fréquences sont parfaitement respectées. La seule divergence est d'avoir fait passer M avant C, j'y envisageais deux raisons dans le précédent billet, mais en voici une autre.
   
  M et U ont les rangs 13 et 21, les nombres de Fibonacci les plus élevés dans l'alphabet. Est-ce gratuit si Perec a choisi ces deux lettres pour les diagonales du sonnet central en F, dessinant un X ?
  M et U à part, il reste ces 10 lettres de la série commune,  
ESARTINLOD = 117, 9 fois 13.
  Comme ces lettres sont répétées dans les 14 lignes, la valeur totale devient
117 × 14 = 1638 = 6 × 13 × 21,
et c'est précisément le F de rang 6 que Perec a choisi pour identifier ce sonnet.

  X ressemble au signe de la multiplication, ×, et ce pourrait faire allusion à l'opération impliquant toutes les lettres du sonnet, hormis les jokers,
ESARTINLOD × 14 = F × U × M,
quant aux jokers, .je leur ai largement consacré le précédent billet.

  Davantage, F (comme Fibonacci) de rang 6 est le produit des nombres de Fibonacci 2 et 3, et cette opération est en quelque sorte inscrite dans la lettre, car le digamma grec, ϝ, 6e lettre de l'alphabet grec archaïque, appelé ainsi car il double la 3e lettre, gamma, Γ, et son graphisme superpose deux gamma.
  Entre 2-3 et 13-21 il y a 5 et 8, dont le produit est 40. Hasard, c'est la somme des lettres FUM,
40 = 6 + 21 + 13 = F + U + M.
  Hasard certes, mais peut-être ce hasard a-t-il été vu et exploité dans le sonnet en F, avec ses 3 lettres phares permettant d'atteindre le produit des 8 premiers termes de la suite de Fibonacci:
65520 = (F × U × M)(F + U + M) = (6 × 21 × 13)(6 + 21 + 13)

  On peut encore songer aux 7 lettres caractérisant les 7 sonnets, BCGFHPV = 64,
et aux 3 lettres spéciales du sonnet médian, MFU = 40, avec
40/64 = 5/8.

  40 me rappelle un autre stupéfiant hasard. Les 40 lettres composant en anglais les 8 premiers termes de la suite de Fibonacci permettent ce fabuleux chiasme, ma première découverte notable à Esparron :
ONE ONE TWO THREE FIVE EIGHT = 273 = 13 × 21,
THIRTEEN TWENTYONE = 240 = 1 × 1 × 2 × 3 × 5 × 8,
et maintenant 
240 × 273 = 65520 = (F × U × M)(F + U + M) = 1638 × 40.

  Hasard encore, fum signifie "fumée" en catalan, et un vieux chant de Noël catalan est intitulé Fum, fum, fum.



  Ses premiers mots (ici en anglais) sont "Le 25 décembre", et je rappelle que Perec donne pour date de composition du sonnet en F le 24 décembre 1976.

  Je me souviens d'une chanson "Fume, fume, fume, fais de la fumée, surtout ça", ce que j'avais compris à l'époque, et je découvre aujourd'hui que c'est en fait "Fume, fume, fume, fais de la fumée sur tout ça", et que c'est une adaptation de Fun, fun, fun des Beach Boys.
  1965, l'année des Choses, que j'avais lu sur une recommandation de mon prof de français.

  Alors ? Fumeuse spéculation ? Spereculation ? Je ne prétends aucunement retrouver les réelles intentions de Perec, mais je suis au moins sûr que ce qui serait absurde chez bien des auteurs ne l'est pas chez Perec, lequel semblait particulièrement concerné par Fibonacci. 
  Les allusions dans l'oeuvre publiée sont minimes, la suite est citée dans Espèces d'espaces, et il y a plusieurs allusions au nombre d'or ailleurs. Bien que n'ayant pas accès au fonds Perec, divers documents troublants m'ont été communiqués, et j'imagine qu'il y en a bien plus dans toute la paperasse qu'il a laissée.
  J'ai donné quelques éléments dans le précédent billet, mais je voudrais insister sur "53 jours", qui a été édité avec toutes les notes de travail de Perec.  
  Il semble que Fibonacci y avait pour lui un rôle de premier plan, ainsi le document Généralités, Cl.53J 32 (3/8), se limite à 
Titres
incipit de Stendhal

Plan
Fibonacci

etc
  Les chapitres ont des titres, et leurs premières phrases ont toujours un écho avec les premières phrases des chapitres correspondants de La Chartreuse de Parme.
  Faut-il disjoindre ensuite "Plan" et "Fibonacci" ? Mystère, mais la page suivante est consacrée aux "9 manières dont le nombre 53 peut faire partie d'une suite de Fibonacci" (comprendre "une suite additive").
  Il y en a en fait une infinité, mais Perec s'est limité aux cas où 53 est au moins le 4e terme d'une telle suite.
  Car il compte affecter les termes de la suite aux importances relatives des différents textes enchâssés. On enquête dans "53 jours" sur la disparition de l'industriel Robert Serval, chez qui on retrouve le manuscrit 53 jours, récit enquêtant sur la disparition de l'écrivain Robert Serval. Le narrateur trouve des indices dans le manuscrit La crypte, le roman qu'allait publier Serval, et dans ce roman les enquêteurs pensent avoir résolu l'affaire grâce à un livre, Le juge est l'assassin, mais ce succès est tempéré par les derniers mots du détective, achevant le roman,
- A moins que...

  De même les conclusions du narrateur du manuscrit 53 jours sont relativisées par cette dernière phrase,
  En quoi ces choses infiniment malléables que sont les mots ont-elles jamais démontré autre chose que l'inutile subtilité de leur rhétorique ?

  Nous ne savons pas quelle solution Perec avait envisagé pour l'énigme de "53 jours", mais je suis assez certain qu'elle aurait aussi été tempérée par un "A moins que..."

  Retour au "Plan Fibonacci". Perec semble avoir opté pour la série 1 - 17 - 18 - 35 -53, présente dans plusieurs des cahiers. Je pense qu'il l'avait choisie parce que 35, correspondant à 53 jours, est le renversement de 53, correspondant à "53 jours". Les brouillons montrent qu'il avait prévu un antiparallélisme entre les chapitres 1 à 13 de la première partie (53 jours) et les chapitres 14 à 26 de la seconde, sans que nous en ayons d'exemple précis car seuls quelques paragraphes de cette seconde partie ont été rédigés.

  53-35 m'évoque l'ADN, dont le brin codant est dit 5'-3', et son brin antiparallèle 3'-5'. Conscient ou non chez Perec, le rapprochement est fascinant, car les nucléotides de l'ADN sont les lettres de l'alphabet génétique, formant des mots de 3 lettres, les codons, et l'analogie se trouve reportée ici sur 26 chapitres. 

  Les deux derniers chapitres auraient donné la ou les solutions de l'énigme.

  Donc 18 correspond à La crypte, et 17 à Le juge est l'assassin, reste 1 correspondant à K comme Koala, mais là il ne s'agit pas d'un texte enchâssé dans Le juge est l'assassin.
  La dactylo de Serval a confié au narrateur de 53 jours que Serval s'était inspiré de 4 textes pour écrire La crypte, 3 textes existants, ayant pour point commun que "la victime est l'assassin" (pseudo-victime en fait, bien sûr).
  L'autre texte est un roman d'espionnage imaginaire, K comme Koala, qui n'intervient dans La crypte que pour un paragraphe, mais dont Perec donne un résumé détaillé sur tout un chapitre.

  Quoi qu'il en soit, il n'y a donc que 3 niveaux d'enchâssement, 1-2-3, et aux 4 textes concernés correspondent dans la suite choisie
17 + 18 + 35 + 53 = 123, valeur de GEORGES PEREC.

  Il est probable que Perec aurait utilisé ces nombres, ou leurs doubles, car à plusieurs reprises la suite apparaît doublée dans les cahiers préparatoires, 2-34-36-70-126. Oui, 126 au lieu de 106, et l'erreur apparaît au moins 3 fois.
  Perec indique que l'action réelle se passerait en 70. On connaît aussi l'adresse de Serval, 71 rue Murillo, or 71 c'est 18 + 53. La courte rue Murillo n'a pas de n° 71, et une curiosité est qu'un baron d'Imblevalle habite 18 rue Murillo dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmès. L'un des textes "La victime est l'assassin" est une autre aventure de Lupin.
  Les additions du type 18 + 53 mènent à la suite conjuguée de 1-17-18-35-53-88..., soit
19-52-71-123-194...
  Si 70 + 53 = 123, de même 52 + 71 = 123, et le roman La crypte a en couverture le fameux panneau Tombouctou 52 jours.
 

  Dans La crypte figure aussi l'adresse 71 rue Moreau, à Muncillo, écho à celle de Serval, 71 rue Murillo, parc Monceau.

  Il me semble notable que la suite conjuguée la plus connue soit la suite de Lucas, obtenue à partir de la suite de Fibonacci, contenant les termes 47-76-123, valeurs de PEREC, GEORGES, et GEORGES PEREC. Ma nouvelle analyse du sonnet en F lie les lettres non-jokers ESARTINLOD + FUM à la suite de Fibonacci, mais les jokers BCGHPV forment toujours la parfaite harmonie Lucas décrite dans le précédent billet.


  A propos des 3 textes ayant pour point commun que "la victime est l'assassin", l'un est Une dent contre lui, de Bill Ballinger, où la prétendue victime a abandonné une de ses dents pour permettre d'identifier son présumé cadavre, un autre est Edith au cou de cygne, où Lupin fait endosser une fausse identité à un vrai cadavre.
  D'autres aventures de Lupin auraient été mieux choisies, notamment Les dents du tigre, où l'ingénieur Fauville a conçu un plan tortueux pour faire accuser sa femme de sa mort, en fait un suicide.
  Mais peut-être Perec y a-t-il pensé, car le narrateur de 53 jours se nomme Veyraud (si non e vero...), or un personnage des Dents du tigre est l'inspecteur Vérot, qui a compris le plan de Fauville avant qu'il le mette en oeuvre, mais est empoisonné par celui-ci avant d'avoir pu le dénoncer.
  Pour donner une idée de la subtilité que je présume chez Leblanc, Vérot a pu tracer 3 lettres avant de mourir, FAU...

  L'autre texte est Dix petits nègres, et je subodore que Christie a dérivé son Île du Nègre de l'Île aux 30
 cercueils
de Leblanc, où le sage de cette île se nomme Maguennoc, "blancheur".
  J'en ai parlé ailleurs...


  Le titre de ce billet est inspiré par un rondeau du 14e siècle de Jean Solage, Fumeux fume... (ici avec la partition)



  Je le connais parce que mes recherches sur Raoul de Warren m'ont amené à son collaborateur Aymon de Lestrange, lequel a aussi écrit une étude sur ce rondeau, où il voit du nombre d'or. Ça me semble plutôt fumeux, l'argument essentiel étant que le couplet du rondeau a 8 vers, avec 3 occurrences du premier vers, 2 du second, et 3 vers indépendants,

fumeux fume par fumee
fumeuse speculacion
qu’antre fummet sa pensee
fumeux fume par fumee
quar fumer molt li agree
tant qu’il ait son entencion

fumeux fume par fumee
fumeuse speculacion

ce qui donne des possibilités 5/3 ou 3/5, Fibonacci...

  Ce qui me retient est que
AYMON / DE LESTRANGE = 68/110,
nom doré, et j'ai rencontré ces valeurs 68-110 dans le précédent billet pour les contingents de lettres des amis de Perec, Kmar Bendana et Noureddine Mechri :
KMARBEND = 68
NOUREDIMCH = 110

  C'est à se demander si les auteurs au nom doré n'auraient pas une propension à s'intéresser au nombre d'or. Après Perec, bien sûr, je peux citer
Jean-Bernard Condat (92/57), auteur de Nombre d'Or et musique;
Pernille Rygg (91/57), auteure de La section dorée;
Gary Meisner (51/83), auteur de The Golden Ratio;
Paul Valéry (50/82 quand selon Littré W n'est pas considéré comme lettre de notre alphabet), préfacier du Nombre d'Or de Matila Ghyka;
j'en oublie probablement...

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