derrière le voile

  Cette année 2025, carré de 45, m'avait donné envie de composer une grille carrée de 45 x 45 lettres, ou espaces typographiques, sans qu'il me vînt d'idée précise quant à la réalisation..
no code in the Spanish translation Ce n'est que ce 20 septembre qu'il m'est revenu qu'il existait une forme poétique remarquable en 45 vers, si remarquable que je l'ai étudiée pendant plusieurs semaines en 1996, et en ai fait en 1999 le sujet de mon roman Sous les pans du bizarre

  Il s'agit de la 8e Bucolique de Virgile, où il fait s'affronter les bergers Damon et Alphésibée en une joute poétique. La forme est empruntée aux Magiciennes de Théocrite, mais Virgile l'a modifiée avec une extrême sophistication.
  Le poème de Théocrite est en deux parties, sur le même thème, l'une en strophes de 4 vers, chacune ponctuée d'un vers refrain, l'autre en strophes de 5 vers, chacune ponctuée d'un autre vers refrain.
  Il y a deux poèmes distincts chez Virgile, sur deux thèmes, avec la même structure : 3 parties de 3 strophes de 3-4-5 vers, avec des permutations dans chaque partie; chaque strophe est ponctuée d'un vers refrain, affectant une forme légèrement différente dans la toute dernière strophe (la 9e).

  45 vers en tout, donc, en 9 strophes, et c'est motivant car 2025 n'est pas seulement le carré de 45, c'est aussi la somme des 9 premiers cubes, comme le montre cette image empruntée à Nicolas Graner qui en donne sur son site une magnifique animation à partir d'un carré de 45 x 45 petits cubes.
  J'avais vu l'anacyclique "kilocubes" pour "bucoliques", et l'expression apparaissait dans mon roman.
  J'explorais ici quelques propriétés de ce nombre 2025.
  Un cube précis était présent dans mes analyses. J'avais décortiqué la 8e Bucolique à cause d'une curiosité, la présence d'un vers refrain intempestif dans la 3e strophe du second chant, lequel a donc subséquemment 46 vers. Il est supposé que ce soit une interpolation tardive, soulignant une formule fameuse de Virgile, Numero Deus impare gaudet (Dieu se réjouit du nombre impair), mais un détail pourrait accréditer une intention de Virgile.
  Le chant de Damon, en 45 vers, est introduit par 3 vers, tandis que celui d'Alphésibée n'est introduit que par 2 vers, ainsi les deux blocs présenteraient chacun 48 vers, et ceci viendrait appuyer la formidable corrélation entre le vers refrain de valeur 365, somme des carrés de 10, 11, et 12 (100+121+144), comme de ceux de 13 et 14 (169+196), et son irruption entre les vers 10-11-12 et 13-14 constituant la 3e strophe "normale".

  J'en ai parlé dans le précédent billet, et dans de nombreux billets de Quaternité, dernièrement en avril 2024.
  Le vers complet souligné par le vers refrain intempestif est

Effigiem duco. Numero Deus impare gaudet.

de valeur 343 selon l'alphabet latin, 343 cube de 7. La formule seule Numero Deus impare gaudet a pour valeur 243, 3 à la puissance 5, dans un poème de 3 fois 3 strophes, et les 3 premiers vers de cette strophe 3 citent 3 fois le nombre 3.

  J'en viens à ma réalisation, tenant compte des deux formes de la structure virgilienne. J'ai choisi l'alexandrin, car il est assez aisé de composer des alexandrins de 45 espaces typographiques.
  Comme je n'aime pas voir des rangées se terminer par un point ou un autre signe de ponctuation dans un carré de lettres, j'ai décidé que chaque alexandrin aurait 45 espaces, plus un signe de ponctuation qui serait omis dans la représentation en carré.
  Mon 12e vers est un équivalent de la formule Numero Deus impare gaudet, ainsi il est envisageable de le faire suivre d'un vers refrain, pour avoir 46 vers de chacun 46 espaces typographiques.
  Cette forme pourra être donnée en 2116 (carré de 46), et je me donne jusque-là pour peaufiner le premier jet qui suit, car la tâche s'est avérée plus difficile que prévu, et je n'avais pas envie d'y revenir après avoir pondu mes 45 vers, malgré la faiblesse de pas mal d'entre eux. Une IA ferait probablement mieux...


après tant et tant d'ans de vice et de misère,
tant de faux éventés et tant de vains détours,
j'entre dedans la crypte où fleure le mystère:
c'est là que je saurai le destin de mes jours.

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

au centre de la crypte il s'y dresse un autel,
qu'éclaire avec constance une étrange lumière,
et tout l'endroit reluit d'un éclat perpétuel.

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

aux côtés de l'autel s'agitent, deux par deux,
des démons forniquant, à l'allure outrancière;
ainsi le nombre impair est le chéri des dieux.
il suffit qu'on acquiesce à la loi trinitaire,
laquelle prédit tout, ici-bas comme aux cieux.

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

l'autel est recouvert par un voile en velours.
une voix retentit dans l'intrigant sanctuaire,
va-t-elle me donner une aide, un vrai secours?

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

la vivante réponse, elle est dans la question,
la réponse à l'éclair surgit dans le tonnerre,
la chenille, en son temps, répond au papillon;
tout être offre un avant qui finit en arrière,
ce qui coule de source y revient vers l'amont.

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

la raison du plus fort est celle du contraire,
le mauvais est le bon car jamais est toujours,
la soeur d'hier demain devient une adversaire,
et tout se contorsionne en d'éternels retours.

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

qui? c'en est l'initial, et c'en est le final,
l'alpha de l'intellect puis l'oméga stellaire.
l'iota se dresse, ardent, vers le globe royal,
alors la proue imbue atteint la poupe altière,
et le ciel s'émerveille en son zénith austral.

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

le début de la quête est son point circulaire,
prolongé vers l'enfer par un pieux instrument.
l'adage veut qu'il faille inverser la lumière,
il n'est de vérité que celle en qui l'on ment.

ô voile à peine ouvert, qui se cache derrière?

le voile, lentement, se dissipe et j'apprends:
ultime il est, l'objet précieux du reliquaire,
c'est ce dont chacun rêve, avide, obscurément,

c'est un cul magnifique, un émouvant derrière!


  Je n'avais pas en tête (ni ailleurs !) la conclusion de l'affaire lorsque j'ai composé le vers refrain initial, mais elle a été choisie assez tôt pour influer l'écriture, notamment de la dernière (derrière ?) partie multipliant les allusions.
  La seule oulipiennerie que je me suis permise est l'acrostiche de la dernière strophe, "LUC", la lumière à inverser, en souvenir des derniers vers du recueil La Vue de Roussel (1904) Ce dernier poème, La Source, offre, là où débute la minutieuse description du dessin figurant sur l'étiquette d'une bouteille d'eau, l'acrostiche inverse EAU, précisément le mot à la rime au vers 19:
Un dessin y figure où du monde s’écrase
Aux abords d’une source ; une donneuse d’eau
En tablier, ayant en guise de chapeau
et les 3 derniers vers du poème, achevant le livre, sont:



  Roussel avait du CUL-EAU, et l'édition originale Lemerre, répondant à ses exigences, faisait suivre ces vers de ce qu'on nomme un cul-de-lampe.
  J'étudiais ces acrostiches ici, mais je remarque aujourd'hui que le mot COUPLE se découpe, selon l'impair et le pair, en CUL et OPE (un autre trou).

  Incidemment, au vu des performances de l'équipe UAE, on se demande si ces gars-là marchent tous à l'EAU claire...

  Après avoir achevé le poème, je l'ai passé au Gématron, et appris que ses 1642 lettres totalisent la valeur 19285. Rien d'évocateur en relation avec Virgile, mais 1642 est le nombre de mesures des tonalités BACH dans le Clavier bien tempéré, lié à l'une de mes plus belles découvertes.
  Quant à 19285, c'est 19 fois 1015, section d'or entière de 1642. Ainsi, la valeur moyenne d'une lettre est 0,618 (1015/1642) multiplié par 19, un nombre d'or d'une autre catégorie (c'est le nombre d'or du calendrier des Postes, un nombre de 1 à 19).

  Je n'ai pas composé mon vers refrain en fonction de la gématrie, et ce n'est qu'après coup que j'ai constaté sa valeur, 402, qui ne m'est pas étrangère.
  C'est 3 fois la valeur de mon nom, Numero impare..., 
     REMI SCHULZ = 45 + 89 = 134,
et j'avais codé dans mon roman virgilien le sonnet Vocalisations de Perec, qui constituait pour moi un joyau numérique, notamment pour la valeur 3618 de ses quatrains (cette page y est consacrée). 9 vers refrains de valeur 402 feraient 3618. 
  Mon vers refrain modifié final a pour valeur 448, valeur moyenne d'un vers de Vocalisations.

   Et voici enfin la grille 45x45 :l
 

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